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Du jeu


 

II) LE TRAVAIL

Le travail est l'activité centrale de la société qui évite de se prononcer sur la finalité. 

Le travail ne se distingue d'abord dans le jeu qu'en tant qu'il est désagréable. Le travail est la part désagréable du jeu. Construire la situation du jeu ou permettre son déroulement nécessitent souvent des opérations qui ne peuvent être considérées comme jeu que dans la mesure où elles contribuent au jeu, mais qui se différencient des autres opérations du jeu comme le déplaisir s'oppose au plaisir. Assurer la nourriture, principalement, devient une activité en soi, particulière et spécialisée, et qui s'est affranchie du jeu, dans et pour lequel on se nourrit. L'organisation de cette activité et autour de cette activité, issue du jeu mais en contradiction avec lui, effectuant une scission, semble avoir été le projet et le sens de la révolution qui a conduit au patriarcat. 

Privilégier l'organisation de la survie au contraire de l'organisation du jeu a eu les plus grandes conséquences pour l'humanité. C'est d'abord un choix, qui en tant que tel apparaît encore comme un choix profondément ludique : l'humanité y joue à ne plus jouer l'humanité. Ce paradoxe est un cas limite de jeu, mais aussi le refus du jeu avec la limite. Il ne signifie rien d'autre que la décision de créer les conditions du jeu avant de jouer, que la distinction entre jouer et réunir les conditions du jeu. Tout laisse à penser qu'avant le patriarcat la stérilité du jeu, peut-être lors de parties qui n'avaient pu avoir lieu parce que tous les joueurs étaient morts de faim au moment de commencer, avait été reconnue et sanctionnée dans la décision de scinder les créateurs du jeu et les garants des conditions du jeu. La révolution consécutive aurait consisté dans la décision d'accentuer cette scission en instituant que garantir les conditions précède jouer, ce qui se traduit par le fait que les garants des conditions marchent désormais devant les joueurs, que les gérants du monde marchent désormais devant ceux qui le risquent, ceux qui le disputent. Cependant, à vouloir garantir les conditions préalables, on repousse leur réunion à l'infini, à concentrer son activité sur le nécessaire, le but du nécessaire s'est perdu, à ne plus jouer l'humanité, l'humanité « s'est éloignée dans une représentation ». 

Dans la perte du but, corollaire du transfert d'organisation de l'humanité ludique à la société laborieuse, gît, apparemment, le commencement de l'aliénation comme mouvement non plus seulement de la pensée, mais de l'esprit. Personne mieux que nos six milliards de contemporains ne peut attester de la fécondité de cette scission. De l'expansion quantitative de l'espèce à l'écrit, des extraordinaires constructions pratiques issues de la boulimie de connaissance, que l'humanité a abattues sur le monde depuis ce choix, aux non moins extraordinaires divisions en religions de ses sciences, positives ou non, la primauté accordée au travail dans l'activité apparaît comme la matrice. De même, les différentes conceptions de l'infini, de celui des nombres à celui de Dieu, de l'infini de la causalité à la division infinie du travail, constituent la violente symbolique d'une organisation dont le principe petit à petit s'avère repousser toujours hors de soi sa propre fin. Mais le travail n'est que la préparation nécessaire au jeu. Il ne peut abolir le nécessaire, il ne peut que travailler à l'étendre à l'infini. Car le nécessaire n'est pas une qualité du travail. Le travail n'est pas nécessaire en soi. Le nécessaire n'est nécessaire qu'au jeu. 

Cette première division de l'activité, si elle a libéré la connaissance, l'a aussi obscurcie sur cet acte fondateur même, construit sur un mode de communication essentiellement différent de celui qui en a été le résultat. L'écriture de ce passé, comme du présent, appartient à des travailleurs qui, sans même la conscience de leur parti pris, magnifient le travail, en font un absolu. La conception même du temps, depuis qu'il en existe une, leur provient du travail : de tous temps, l'activité dominante des humains a été le travail, et tant qu'il y aura des humains, ils seront bien obligés de travailler. L'histoire, de même, apparaît comme une activité venue après le travail lorsque, comme c'est aujourd'hui généralement admis, on fait commencer l'histoire par l'écriture. De sorte que les spécialistes, anthropo, ethno, archéo, spéléo et historio, ont annexé à la primauté du travail tout ce qui le précède, sauf la dispute fondatrice même, qui est effacée. 

De même qu'assurer leur subsistance est vital pour des insurgés sans que pour autant la subsistance ne soit jamais l'essence de leur insurrection, on ne peut travailler à l'histoire. Travailler n'est pas une activité historique. Mais la prise du pouvoir dans l'humanité par les gestionnaires du travail est une activité historique. Elle consiste à suspendre le projet de l'histoire. Le travail sépare l'humanité de son jeu avec le temps. L'activité dominant notre société nous ensevelit dans la préparation de l'histoire, nous interdit de faire l'histoire. Souvent, les visionnaires présentent ainsi notre époque comme une préhistoire, au bout de laquelle paradis ou communisme deviennent le moment, rêvé, de la fin de l'aliénation, rien d'autre que le jeu retrouvé. Ce sont là des fantasmagories : l'histoire se fait même si toi, moi, nous, sommes pris par le travail et ne la faisons donc pas. 

L'individu semble ainsi un résultat du travail comme activité dominante. L'individu n'a été taillé qu'à travers le travail. Il est encore demi-dieu lorsque Hercule accomplit ses douze « travaux ». Mais jusqu'à la « cible segmentée » qu'il est devenu dans la communication des marchandises, il a été ciselé, poli, verni, individualisé avec soin et méthode. L'individu est précisément ce résultat du travail qui travaille en puissance. Il n'y a d'individu que dans la division du travail, le travail étant l'activité dont la division est séparation. L'individu est la part humaine qui travaille, qui ne fait pas l'histoire. Le genre, lui, la pratique par essence. 

Nous savons que le travail a d'abord trouvé son extension dans l'esclavage, malgré l'intense propagande subséquente en faveur du travail et contre l'esclavage. Le travail était l'activité des esclaves, car pour généraliser ce désagrément il fallait contraindre. Jusqu'à la prise du pouvoir il y a deux à trois siècles, donc très récente, de ces affranchis qui honorent le travail, cette activité était encore honteuse. Il semble que, pendant des milliers d'années, déjà organisée autour du travail mais le méprisant encore, l'humanité cherchait à profiter des conditions de jeu qu'il promettait déjà plus qu'il n'offrait. Cette ambition dont témoignent d'innombrables traces dans l'écrit, dans les ruines des guerres et des amours, en nostalgie comme en désir dévorant, a sombré depuis que, sous l'impulsion énergique de la caste des valets que sont les commerçants, les travailleurs ont porté jusqu'à l'idéologie, jusqu'à l'estime, la prééminence de leur activité. La révolution française, qui commence un siècle plus tôt en Angleterre, et qui s'achève un bon demi-siècle après Thermidor, est le mouvement qui supprime les joueurs sans emploi, où les affranchis affranchissent tous les esclaves en faisant payer cet acte unilatéral par la glorification universelle du travail. Le corpus des croyances, la religion athée de ces valets qui interdisent les terrains de jeux au jeu, est l'économie. Aujourd'hui, en conséquence, le travail est étudié, disséqué, calculé, mesuré, réorganisé. A travers des législations du travail, à travers accords et traités entre les différentes « parties prenantes », le travail bénéficie de règles étroites, précises, mouvantes, remises à jour au jour le jour. D'innombrables théories lui sont consacrées, « néokeynésienne », « fordisme dispersé », etc., et leurs écoles y rejouent des disputes théologiques byzantines que tranche l'insaisissable et mythique vérité du travail, le marché. Dans ce halo de jargon et de croyances folles, de rituels et de ferveurs, le travail est révéré et sacralisé, valeur morale et d'échange. 

La théorie dominante du travail dans notre société n'est pas fondamentalement différente de celle de Marx. Chez Marx coexistent à propos du travail deux conceptions, qui ont scindé jusqu'aujourd'hui la façon de le considérer. D'abord, le travail est l'activité qui nie le travailleur ; ensuite, le travail est source de toute richesse. Les gestionnaires qui dirigent le monde, et leurs clercs – qui portent le nom de la religion, les économistes –, soutiennent presque à l'unanimité la seconde proposition de Marx contre la première ; ceux qui sont opposés à la dictature des gestionnaires, ou à la religion qu'est l'économie, une minorité grandissante dans le monde, soutiennent la première proposition de Marx contre la seconde, selon la formulation radicale des situationnistes : « Ne travaillez jamais. » Enfin la grande majorité, piétaille des affranchis, l'alliance entre l'ex-classe ouvrière et l'ex-petite bourgeoisie, qu'on appelle la « middle class », pense que les deux propositions sont conciliables. Et cette conviction hésitante, qui est davantage une succession incohérente d'impressions sans commune mesure qu'une certitude logique ou qu'une prise de parti consciente, s'exprime un jour comme « à bas la richesse » et le lendemain comme « vive le travail ». 

L'indécise position de la middle class est le compromis impossible entre les deux autres conceptions. Certes, la position du jeune Marx indigné par la misère du travailleur, et son analyse de la richesse, plus tard, peuvent se concevoir ensemble : l'extranéation du travailleur est la richesse, ou toute richesse est aliénée. Mais on ne peut alors éviter le désarroi, certes bien passif, de la middle class. Il faut qu'elle passe par une misère de toute sa vie pour atteindre une richesse qui, lors d'une vieillesse entretenue, lui versera de chiches dividendes, si elle n'a pas réussi à se maquiller en banqueroute. Car les deux conceptions extrêmes par rapport au jeu, « le travail est source de toute richesse » et « ne travaillez jamais », opposent de manière radicale l'ambiguïté de Marx. La division de l'humanité, à notre époque, est d'ailleurs articulée comme si c'était sur la ligne de partage de cette seule question : faut-il ou non travailler ? Et l'explosivité de la société se mesure dans cette double formulation, dont les termes sont absolus et inconciliables. 

Le credo économiste « le travail est source de toute richesse » n'est pas une croyance passive comme celles que contenaient les prières déistes, c'est un militantisme zélé et prosélyte. Par la division du travail, le clergé économiste tente d'annexer tout jeu au travail. Ce n'est pas seulement ce que les gestionnaires appellent à tort la valorisation - et qui consiste à transformer toute chose en marchandise - qui est en jeu, c'est le jeu lui-même dont il s'agit de récupérer ou d'anéantir le concept. Ces valets travaillent d'arrache-pied à imposer leur version officielle de leur putsch bicentenaire, d'autant que, jacobins, bolcheviques et néo-islamistes, ils sentent leur régicide si frais dans les mémoires qu'ils sont encore contraints, par tous les moyens, de combattre ce dont leur jeune domination est issue, le jeu. Les putschistes travaillent à procurer un fondement objectif à leur acte. La réécriture du passé est donc économiste de la plus large abstraction au moindre détail. De même, la réorganisation actuelle (délocalisation, « flux tendu », privatisation généralisée) est l'expression aussi bien de la vigueur que de la limite de l'expansion, jadis rêvée exponentielle, d'une religion aux fétiches si communicatifs. Le jeu est ainsi mis en lumière de sorte à n'être toujours qu'une mise en valeur du travail. Il s'agit aussi de corroder les contradictions conceptuelles auxquelles le travail est confronté par son hypertrophie. Ainsi, le caractère désagréable du travail est nié dans l'idéologie dominante, quand bien même il est vérifié dans la pratique quotidienne, au point que c'est précisément la raison pour laquelle le quotidien lui-même, considéré comme le temps du travail, est odieux. Sans même s'arrêter sur la manifestation la plus criante de cette contradiction, le célèbre « Arbeit macht frei » des camps de concentration nazis, parce que cette caricature de l'idéologie de notre société en a été rejetée, plus avec gêne d'ailleurs qu'avec d'excellents arguments, il n'est que de constater combien la middle class est avide d'arguments pour soutenir que le travail serait agréable. Ce conditionnel se transforme d'ailleurs allègrement en indicatif. Fort peu de contemporains soutiennent aujourd'hui contre le rêve de la middle class qu'il n'y a absolument aucun « métier intéressant » et que le risible fantasme de « se réaliser dans son travail » est aussi incompatible avec le concept de travail qu'avec celui de réalisation. Mais, dans la soumission volontaire à la conception du travail comme source de toute richesse, il est devenu universel d'admettre que la réalisation de l'individu est divisée de celle du genre, et qu'elle peut s'effectuer dans une carrière d'avocat, d'ophtalmologue, de réalisateur de télévision, de dirigeant d'un organisme de prêts, de fabricant de croûtes pour galeries branchées, et parfois simplement de magasinier chef ou de magasinier. De sorte que s'il est convenu, principalement dans l'intimité, de soutenir que la richesse est dans quelque valeur morale ou dans quelque abandon affectif, il va de soi que la seule vraie richesse est celle que procure le travail, soit sous la forme d'une satisfaction autoproclamée, soit sous son équivalent marchand, l'argent. Richesse et récompense sont d'ailleurs confondues, et récompense et salaire le deviennent également. Ainsi, la middle class essentiellement vérifie mensuellement que le travail est bien égal à la richesse en comptant le salaire de son labeur. Un autre déplacement sémantique vérifie le programme des gestionnaires d'étendre le travail à l'infini, c'est celui qui transforme en synonymes travail et activité. Mais on ne saurait faire grief de si peu à un Voyer, par exemple, puisque cette scotomisation du jeu commence déjà dans « source de toute richesse ». 

L'audience de « ne travaillez jamais » est aujourd'hui bien plus large que le petit milieu postsitu. En effet, les récentes réorganisations de la gestion qui ont tenté de rationaliser le travail pour la première fois de manière planétaire ont tenté, là où son implantation pouvait être considérée comme insuffisante, de le transformer en denrée désirable par sa rareté croissante. Mais ceci a développé une véritable base sociale d'opposition au travail, y compris donc au chômage. Parmi les jeunes révoltés des années récentes, n'avoir pas l'audace ou l'adresse de refuser cette soumission active est considéré comme une honte, équivalente à celle dont le travail était déjà l'objet dans les siècles antérieurs à la prise de pouvoir des gestionnaires. Le noyau consciemment et définitivement hostile au travail croît dans les mêmes proportions que ce qu'on appelle la « population pénale » et d'autant mieux que le phénomène est aussi ignoré de la propagande économiste que l'ampleur des sabotages sur les lieux de travail (qui tendent même à dépasser la grève sauvage comme manifestation de révolte), parce que cette propagande est incapable d'admettre que la profanation croissante du travail est une profonde rupture historique. Il est en effet bien difficile de revenir du « ne travaillez jamais », parce que c'est la seule proposition moderne sur le travail qui dit la vérité sur la perception que nous avons tous du travail : le travail est fondamentalement désagréable, il est agréable de le répéter. 

Mais justement parce que cette jeunesse résolue à ne jamais travailler est la part de l'humanité porteuse des plus grandes perspectives, elle mérite qu'on critique son rejet unilatéral du travail. « Ne travaillez jamais », « programme préalable au mouvement situationniste », n'est en effet compréhensible que dans l'acception la plus populiste du mot « travail ». Les situationnistes eux-mêmes, qui avaient pourtant exigé une cohérence entre le vécu de chacun et les affirmations théoriques du groupe, font état de la liste de quelques-uns de leurs travaux salariés (IS nº 12, page 96), laissant à ceux qui ne veulent pas mettre en cause leur bonne foi un doute important sur ce que signifie donc « travail » comme préalable au programme de leur mouvement ; doute que la suite de la survie de ces imprudents fanfarons, souvent casés dans les marges de la culture dominante, a encore accentué. Comme les situationnistes n'affirment pas être en contradiction avec leur programme préalable, il faut donc exclure leurs propres expériences salariées du « travail », ce qui ramènerait à peu près cette activité à « faire carrière ». Avec un peu moins de complaisance, les jeunes révoltés d'aujourd'hui s'illusionnent tout autant sur ce que serait le travail, selon le même procédé, qui consiste à exclure du « travail » l'activité par laquelle on survit soi-même. Un besogneux petit écrivain comme Mehdi Belhaj Kacem, par exemple, vous affirmera qu'il ne travaille jamais ; l'escroc à l'assurance chômage ou à la Sécurité sociale, le « copain » qui répare les bagnoles des « copains », le cambrioleur, le chef de gang qui rackette trois commerçants, ou le « joueur » de poker pensent aussi que, du fait de l'illégalité de leur revenu, celui-ci ne peut pas être considéré comme un travail, comme si, pour ce qui est de la définition du travail, c'était le ministère du Travail qui distribuait l'homologation. Eh bien, tous ceux-là travaillent, comme les écoliers et les retraités, comme les femmes au foyer et les grands bourgeois rentiers, comme les maharajas indiens et les mendiants tsiganes, comme la population pénitencière et ces fonctionnaires italiens oubliés qui venaient tous les jours pointer dans un service chargé de l'assistance aux blessés de la guerre d'Abyssinie, cent ans après qu'elle était terminée. 

Le refus du travail n'est pas une décision individuelle, comme l'induit la métamorphose de « ne travaillez jamais » en « je ne travaille jamais ». Le travail n'est pas une activité individuelle, contrairement à la croyance et à l'apparence courante. C'est l'individu qui est formé par le travail, non le travail qui est formé par l'individu. Aucun individu n'a la maîtrise du travail, il est tout à fait consternant d'avoir à énoncer des évidences aussi triviales. Le travail est une activité collective du genre humain. Ce n'est qu'un travail particulier de gestionnaire, qui consiste à diviser le travail de sorte qu'à chaque individu revienne une part de cette activité, comme une tâche, et l'activité déjà plus collective de la propagande individualiste qui voudraient laisser supposer que cette tâche appartient à l'individu qui l'exécute, qu'elle est indélébile dans la mesure où il l'est, et que chacun serait libre de « son » travail, aujourd'hui déjà ou un jour prochain après que certaines préconditions (une révolution par exemple) auront été réunies. Mais la tâche de chacun n'est que l'apparence du travail, comme le jeu éclaté mis en avant par Caillois n'est que l'apparence du jeu. La dépossession par le travail réside déjà dans la nécessité du travail des autres, ou plus exactement du travail en général, comme les interminables jeux dialectiques sur l'échange, initiés et popularisés par Marx, l'ont montré. 

Le travail en général est l'activité de la nécessité dans le jeu. La société dans laquelle nous sommes confond ce qui est nécessaire avec ce qui est essentiel, et ceci se comprend dans la mesure où ce sont les spécialistes du nécessaire qui la dirigent. Mais l'essence d'une chose, ce qui lui est essentiel, est rarement sa nécessité, ce qui lui est nécessaire. Il est nécessaire de respirer pour aimer, mais respirer n'est pas l'essentiel de l'amour. La dispute sur le travail est une dispute où l'un des partis dit « la respiration est la source de tout amour » et l'autre, indigné d'une pareille absurdité, la réfute d'une absurdité non moins grande en criant « ne respirez jamais ». 

La richesse n'est pas issue du travail. La richesse est la communication, parce que la communication est le principe de l'espèce. La richesse est un mouvement de la pensée, de laquelle le jeu est l'activité humaine. Le travail n'est que la mise en place du jeu, le serviteur zélé, qui n'y participe pas par ses actes, mais par sa livrée, qui est celle de son maître : il prépare les mets, il dresse la table et il y sert, mais il n'y mange pas. Ceci est vrai aussi bien dans chacun des jeux, qui tous conçoivent du travail, que dans le jeu en général, dans le mouvement duquel le travail apparaît, au détour du jeu éclaté, comme activité générique, séparée et affranchie. Mais cette apparence, où le nécessaire tente de se faire passer pour l'essentiel, est un moment du jeu. Ainsi, la richesse dont le travail est la source n'est que l'apparence de la richesse, la richesse aliénée. La richesse aliénée, dont le travail est la source, est nécessaire au jeu. 

« Ne travaillez jamais », renversement du constat que le travail nie le travailleur, mais pour renforcer la même idée, est une négativité simple qui ne s'élève jamais à la critique : si le refus participe de la critique, le refus n'est pas la critique. D'abord, on ne peut pas critiquer le travail en soi comme on ne peut pas critiquer une activité en soi : on peut critiquer son créateur, son interprète, son exécution, son opportunité, son ambiance, ses perspectives, son irréalité ou sa réalité. L'activité quelle qu'elle soit, travail ou jeu, n'est jamais qu'un moyen pour l'humanité. Aussi, dans le refus du travail en entier s'exprime une reconnaissance de ce qui, dans le travail, mérite au contraire d'être critiqué : la place absolue du travail. Mais comme le rejet de la nécessité, le rejet du travail n'a pas de sens. Ce qui a un sens, en revanche, c'est d'affirmer que, dès lors qu'on laisse aux besogneux, aux travailleurs, aux gestionnaires le gouvernail du jeu, au point que le travail soit l'activité dominante, la société marche sur la tête, comme aurait souligné Marx. L'organisation du travail doit dépendre des impératifs du jeu, donc de la volonté des joueurs, et non pas l'organisation du jeu dépendre de la volonté des travailleurs. C'est dans le jeu que l'humanité doit décider combien, pourquoi, comment et où le travail s'effectue, et qui est de corvée de patates, mais non pas comme aujourd'hui ceux qui sont de corvée de patates qui décident qu'on pourra jouer après que toute corvée de patates sera effectuée, c'est-à-dire, à l'infini. 

Le travail est au jeu ce que la survie est à la vie, ou bien ce que le quotidien est à l'histoire. Le  travail, ainsi, devenu la première aliénation du jeu, se reproduit lui-même comme le mauvais infini, qui, dans le jeu sans fin entre son affirmation radicale et sa négation radicale, ne trouve plus la qualité, le dépassement. La tragédie du travail est celle de la middle class, du valet : servir, puis devenir un putschiste qui découvre qu'il n'a pas de projet. Alors, il finit par retourner au service. 

Ce qui dépasse le travail, le fonde, est ce que le travail avait dépassé, fondé, dans l'apparence : le jeu.

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