XIX

Le renversement de perspective



La lumière du pouvoir assombrit. Les yeux de l'illusion communautaire sont les trous du masque auxquels ne s'adaptent pas les yeux de la subjectivité individuelle. Il faut que le point de vue individuel l'emporte sur le point de vue de la fausse participation collective. Dans un esprit de totalité, aborder le social avec les armes de la subjectivité, tout reconstruire au départ de soi. Le renversement de perspective est la positivité du négatif, le fruit qui va faire éclater la bogue du Vieux Monde (1-2).


1


   Comme on demandait à M. Keuner ce qu'il fallait entendre au juste par «renversement de perspective», il raconta l'anecdote suivante : Deux frères très attachés l'un à l'autre avaient une curieuse manie. Ils indiquaient d'une pierre les événements de la jourrnée, une pierre blanche pour les moments heureux, une pierre noire pour les instants de malheur et les déplaisirs. Or, le soir venu, lorqu'ils comparaient le contenu de leur jarre, l'un ne trouvait que pierres blanches, l'autre que pierres noires. Intrigués par une telle constance dans la façon de vivre aussi différemment le même sort, ils furent de commun accord prendre conseil auprès d'un homme renommé pour la sagesse de ses paroles. «Vous ne vous parlez pas assez, dit le sage. Que chacun motive les raisons de son choix, qu'il en recherche les causes.» Ainsi firent-ils dès lors. Comme ils constatèrent vite, le premier restait fidèle aux pierres blanches et le second aux pierres noires, mais, dans l'une et l'autre jarre, le nombre de pierres avait diminué. Au lieu d'une trentaine, on n'en comptait plus guère que sept ou huit. Peu de temps s'était écoulé lorsque le sage vit revenir les deux frères. Leurs traits portaient la marque d'une grande tristesse. «Il n'y a pas si longtemps, dit l'un, ma jarre s'emplissait de cailloux couleur de nuit, le désespoir m'habitait en permanence, j'en étais réduit, je l'avoue, à vivre par inertie. Maintenant, j'y dépose rarement plus de huit pierres, mais ce que représentent ces huit signes de misère m'est à ce point intolérable que je ne puis vivre désormais dans pareil état.» Et l'autre : «Pour moi, j'amoncelais chaque jour des pierres blanches. Aujourd'hui, j'en compte seulement sept ou huit, mais celles-là me fascinent tant qu'il ne m'arrive d'évoquer ces heureux instants sans désirer aussitôt les revivre plus intensément, et pour tout dire, éternellement. Ce désir me tourmente.» Le sage souriait en les écoutant. «Allons, tout va bien, les choses prennent tournure. Persévérez. Encore un mot. A l'occasion, posez-vous la question : pourquoi le jeu de la jarre et des pierres nous passionne-t-il de la sorte ?» Quand les deux frères rencontrèrent à nouveau le sage, ce fut pour déclarer : «Nous nous sommes posé la question ; pas de réponse. Alors nous l'avons posé à tout le village. Vois l'animation qui y règne. Le soir, accroupis devant leur maison, des familles entières discutent de pierres blanches et de pierres noires. Seuls les chefs et les notables se tiennent à l'écart. Noire ou blanche, une pierre est une pierre et toutes se valent, disent-ils en se moquant.» Le vieillard ne dissimulait pas son contentement. «L'affaire suit son cours comme prévu. Ne vous inquiétez pas. Bientôt la question ne se posera plus ; elle est devenue sans importance, et peut-être un jour douterez-vous de l'avoir posée.» peu après, les prévisions du vieillard furent confirmées de la manière suivante : une grande joie s'était emparée des gens du village ; à l'aube d'une nuit agitée, le soleil éclaira, fichées sur les pieux acérés d'une palissade, les têtes fraîchement coupées des notables et des chefs.


2


   Le monde a toujours été une géométrie. Sous quel angle et dans quelle perspective les hommes doivent se voir, se parler, se représenter, les dieux des époques unitaires en ont d'abord décidé souverainement. Puis, les hommes, les hommes de la bourgeoisie, leur ont joué ce vilain tour : ils les ont mis en perspective, il les ont rangés dans un devenir historique où ils naissaient, se développaient, mouraient. L'histoire a été le crépuscule des dieux.

   Historicisé, Dieu se confond avec la dialectique de sa matérialité, avec la dialectique du maître et de l'esclave ; l'histoire de la lutte des classes, l'histoire du pouvoir social hiérarchisé. En un sens, donc, la bourgeoisie amorce un renversement de perspective, mais pour le limiter aussitôt à l'apparence, Dieu aboli, ses poutres de soutènement se dressent encore vers le ciel vide. Et comme si l'explosion dans la cathédrale du sacré se propageait en très lentes ondes de choc, l'effritement du plâtras mythique s'achève aujourd'hui, près de deux siècles après l'attentat, dans l'émiettement du spectacle. La bourgeoisie n'est qu'une phase du dynamitage de Dieu, ce Dieu qui va maintenant disparaître radicalement, disparaître jusqu'à effacer les traces de ses origines matérielles : la domination de l'homme par l'homme.

   Les mécanismes économiques, dont la bourgeoisie possédait partiellement le contrôle et la force, révélaient la matérialité du pouvoir, le tenant quitte du fantôme divin. Mais à quel prix ? Tandis que Dieu offrait dans sa grande négation de l'humain une sorte de refuge où les hommes de foi avaient paradoxalement licence, en opposant le pouvoir absolu de Dieu au pouvoir «usurpé» des prêtres et des chefs, de s'affirmer contre l'autorité temporelle, comme firent si souvent les mystiques, c'est aujourd'hui le pouvoir qui s'approche des hommes, leur fait ses avances, se rend consommable. Il pèse de plus en plus lourdement, ramène l'espace de vie à la simple survie, comprime le temps en une épaisseur de «rôle». Pour recourir à un schématisme facile, on pourrait comparer le pouvoir à un angle. Un angle aigu à l'origine, le sommet perdu dans les profondeurs du ciel, puis s'élargissant peu à peu tandis que le sommet s'abaisse devient visible, descend encore jusqu'à s'aplatir, étendre ses côtés en une ligne droite et se confondre avec une succession de points équivalents et sans force. Au-delà de cette ligne, qui est celle du nihilisme, commence une perspective nouvelle, non le reflet de l'ancienne, non son involution. Plutôt un ensemble de perspective individuelles harmonisées, n'entrant jamais en conflit, mais construisant le monde selon les principes de cohérence et de collectivité. La totalité de ces angles, tous différents, s'ouvrent néanmoins dans la même direction, la volonté individuelle se confondant désormais avec la volonté collective.

   Le conditionnement a pour fonction de placer et de déplacer chacun le long de l'échelle hiérarchique. Le renversement de perspective implique une sorte d'anticonditionnement, non pas un conditionnement d'un type nouveau, mais une tactique ludique : le détournement.

   Le renversement de perspective remplace la connaissance par la praxis, l'espérance par la liberté, la médiation par la volonté de l'immédiat. Il consacre le triomphe d'un ensemble de relations humaines fondées sur trois pôles inséparables : la participation, la communication, la réalisation.

   Renverser la perspective, c'est cesser de voir avec les yeux de la communauté, de l'idéologie, de la famille, des autres. C'est se saisir soi-même solidement, se choisir comme point de départ et comme centre. Tout fonder sur la subjectivité et suivre sa volonté subjective d'être tout. Dans la ligne de mire de mon insatiable désir de vivre, la totalité du pouvoir n'est qu'une cible particulière dans un horizon plus vaste. Son déploiement de force ne m'obstrue pas la vue, je le repère, j'en estime le danger, j'étudie les parades. Si pauvre qu'elle soit, ma créativité m'est un guide plus sûr que toutes les connaissances acquises par contrainte. Dans la nuit du pouvoir, sa petite lueur tient à distance les forces hostiles : conditionnement culturel, spécialisations de tout ordre, Weltanschauungen inévitablement totalitaires. Chacun détient ainsi l'arme absolue. Encore faut-il, comme il en va de certains charmes, s'en servir à bon escient. L'aborde-t-on par le biais du mensonge et de l'oppression, à rebours, elle n'est plus qu'une lamentable bouffonnerie : une consécration artistique. Les gestes qui détruisent le pouvoir et les gestes qui construisent la libre volonté individuelle sont les mêmes, mais leur portée est différente ; comme en stratégie, la préparation de la défense diffère évidemment de la préparation de l'offensive.

   Nous n'avons pas choisi le renversement de perspective par je ne sais quel volontarisme, c'est lui qui nous a choisis. Engagés comme nous le sommes dans la phase historique du RIEN, le pas suivant ne peut être qu'un changement du TOUT. La conscience d'une révolution totale, de sa nécessité, est notre dernière façon d'être historique, notre dernière chance de défaire l'histoire dans certaines conditions. Le jeu où nous entrons est le jeu de notre créativité. Ses règles s'opposent radicalement aux règles et aux lois qui régissent notre société. C'est un jeu de qui-perd-gagne : ce qui est tu est plus important que ce qui est dit, ce qui est vécu, plus important que ce qui est réprésenté sur le plan des apparences. Ce jeu, il faut le jouer jusqu'au bout. Celui qui a ressenti l'oppression jusqu'à ce que ses os ne la supportent plus, comment ne se jetterait-il pas vers la volonté de vivre sans réserve, comme vers son dernier recours ? Malheur à celui qui abandonne en chemin sa violence et ses exigences radicales. Les vérités tuées deviennent vénéneuses, a dit Nietzsche. Si nous ne renversons pas la perspective, c'est la perspective du pouvoir qui achèvera de nous tourner définitivement contre nous-mêmes. Le fascisme allemand est né dans le sang de Spartakus. Dans chaque renoncement quotidien, la réaction ne prépare rien d'autre que notre mort totale.



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